CHAPITRE XIII
Ils dormirent recroquevillés sous le matelas éventré comme des bêtes qui se terrent au fond d’une galerie. Quand ils s’éveillèrent ils réalisèrent qu’ils étaient désormais seuls, abandonnés au milieu d’un champ de corps mutilés et de carcasses noircies. Désespérément et définitivement seuls…
Deux jours durant ils restèrent prisonniers d’une sorte de torpeur somnambulique, puis la puanteur qui régnait dans le couloir devint à tel point insupportable qu’il leur fallut bien réagir. Surmontant leur dégoût, ils immergèrent les corps mutilés et les différents débris organiques au sein des sucs digestifs emplissant le tunnel d’accès. Les foyers d’incendie s’étant éteints d’eux-mêmes, ils durent encore se débarrasser des objets carbonisés : matelas, coussins de mousse, téléviseurs, qui encombraient les chambres. Ils s’appliquèrent enfin à gommer toutes les traces du carnage avec une rage sourde, lessivant le sol et les murs comme si ces raffinements avaient encore quelque importance. Puis cette brusque flambée d’énergie s’éteignit aussi vite qu’elle s’était déclarée, et ils retombèrent dans l’apathie la plus totale.
S’alimenter ne leur posa aucun problème, le bunker recelait assez de provisions pour soutenir un siège d’une année, et c’était mieux ainsi car Irshaw disparu, leurs chances de percer le secret du dispositif de sécurité tendaient vers le zéro absolu. Elsy eut beau se livrer à une perquisition systématique du bureau, elle ne put mettre la main sur aucun système de commande susceptible de libérer les multiples verrous obturant le bâtiment. Même le téléphone restait sans tonalité, isolé du réseau par une quelconque combinaison chiffrée que le gros homme avait été seul à connaître.
— Notre unique planche de salut c’est ce « M. Lew », observa Ulm un soir, s’il n’arrive pas à contacter Irshaw il va peut-être finir par venir ici, non ?
Elsy fit la moue.
— Ça me semble peu vraisemblable. Il pensera plutôt que son complice s’est évaporé avec l’argent, ou bien qu’il a péri victime d’une mutinerie… Dans les deux cas il n’a guère d’intérêt à remettre les pieds ici… Non, je crois qu’il faudrait réexaminer l’idée de Merl en la perfectionnant… Le scaphandre…
Le métis eut un grand geste de la main.
— Inutile ! C’était complètement idiot. En admettant qu’on puisse nager dans cette mélasse et sortir de l’autre côté sans crever d’asphyxie dans l’intervalle, les sécrétions acides des euphorbacées nous boufferont jusqu’à l’os en moins de cinq minutes…
— Merl prétendait qu’il n’y avait rien de l’autre côté, qu’Irshaw bluffait…
— Merl était idiot. Paix à son âme.
— D’où tires-tu cette certitude ?
— De quatre ans de zoobiologie à la faculté de Seerhêna. C’est loin et fumeux dans ma tête, mais il me reste quelques bases. Quand Irshaw m’a amené ici j’ai parfaitement reconnu les herbes. J’ai travaillé six mois dessus en labo pour rédiger mon mémoire de seconde année, et je peux t’assurer que leur caresse te laissera les os blancs !
— Irshaw m’avait parlé d’une peinture spéciale, pour sa voiture, je crois… Un pigment protecteur…
— Il s’est fichu de toi. Il connaissait simplement le cycle de sécrétion du jardin, c’est-à-dire le court laps de temps pendant lequel les plantes cessent de rejeter les éléments qu’elles ont transformés à partir de la terre, de l’air et du soleil. Cette espèce de pause est analogue au sommeil chez les humains, mais le cycle se déplace sans cesse, il ne faut pas se tromper d’une minute ! Irshaw entrait et sortait à la faveur de ce répit, lorsque les herbes redevenaient sèches, c’est tout. Nous n’avons aucun moyen de déterminer les différentes phases du processus. Il faudrait de nombreux prélèvements, un laboratoire et un ordinateur. Chaque plante possède son rythme propre… C’est insoluble. Une vraie partie de roulette russe !
— Pendant combien de temps les herbes cessent-elles de suinter ?
— Très variable : de trente à cinquante minutes, guère plus, avec possibilité de fractionnement. C’est peu sur une journée, et puis il faut tenir compte des Variations atmosphériques. Voilà pourquoi Irshaw restait des jours entiers sans venir : il lui fallait profiter d’une pause biologique, d’un temps mort. Dresser une sorte de… « calendrier des marées » !
— Et les dum-dum ?
— Tout à fait réels eux aussi ! Nous ne tarderons pas à les entendre, hélas !
Elsy crispa les poings.
— Pourquoi n’as-tu jamais expliqué ça à Merl ?
Ulm haussa ses maigres épaules.
— Il ne m’a rien demandé ! Les dum-dum ont une seule obsession : se laisser tomber sur un corps pour transformer l’énergie cinétique absorbée durant leur trajectoire en énergie thermique. Autrement dit : le choc de l’impact libère une chaleur qu’ils absorbent comme de véritables accumulateurs…
— Ils s’en nourrissent ?
— Pas du tout. Il t’est déjà arrivé de te nourrir en posant seulement tes fesses sur un radiateur ?
— Irshaw disait…
— Irshaw n’y connaissait rien, ou se moquait de vous !… Non, comme beaucoup d’insectes, leur carapace est composée de matières minérales volées à l’environnement : grains de sable, cailloux, parcelles métalliques, c’est-à-dire qu’elle n’est pas extensible ! Si l’animal grossit il est à l’étroit, comprimé, ses fonctions sont perturbées, il doit donc se débarrasser de sa coquille pour en sécréter une autre, plus large. C’est de cette façon que procèdent nombre d’espèces. Dans le cas des dum-dum, la chaleur provoque une décomposition thermique très lente, leur carapace se décompose en éléments distincts, elle devient fragile et finit par s’amollir. Lorsqu’elle est retournée à l’état caoutchouteux ils la quittent, entrent en vie larvaire et génèrent une seconde coquille… Voilà pourquoi ils emmagasinent la chaleur : pour hâter cette dégradation chimique, pour s’évader de leur carcan. Dès qu’ils se sentiront fragiles ils cesseront de bombarder la maison et iront s’enterrer quelque part pour mener leur vie de larves durant approximativement une année…
— Quand se produira cette phase ? interrogea Elsy d’une voix brusquement altérée.
Ulm gloussa.
— Ne te fais pas d’illusion ! Irshaw a évidemment calculé son coup de manière à ce que la période larvaire des dum-dum ne se situe qu’après la destruction totale de ce bâtiment ! De quelque façon que tu envisages le problème, il n’y a qu’une réponse : nous sommes coincés ici. Pris au piège !
— Tais-toi donc ! Tu n’as aucune envie de vivre ? De quoi est faite leur coquille ?
— D’un minéral typiquement fanghien : le tribarium. Avec ça ils sont capables de se changer en obus perforant. La dureté de la carapace, leur vitesse, et leur très petite taille aident à la pénétration…
— Ils entrent en phase larvaire tous en même temps ?
— Toujours. C’est inscrit dans leur instinct, comme la nécessité migratoire chez d’autres animaux. Mais ne te casse pas la tête, j’ai déjà pensé à tout ça, c’est sans espoir, dans deux mois il n’y aura plus qu’une cloison de dix ou quinze centimètres entre eux et nous. Tu les entendras jour et nuit, comme une pluie incessante. Ils frapperont, frapperont… et le mur deviendra chaud, brûlant même. Toute la maison se mettra à vibrer comme sous l’effet d’un tremblement de terre… Une trépidation permanente, insupportable. Et puis, une nuit, un matin, n’importe quand, tu percevras un miaulement semblable à celui d’une balle qui ricoche : le premier dum-dum viendra d’entrer dans ta chambre… Après ça ira vite, très vite. Les murs se changeront en dentelle, l’essaim nous tombera dessus. Un vrai peloton d’exécution, une véritable salve de mitraille. Ils nous fusilleront en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. De la charpie… De la pâtée, voilà ce qu’ils feront de nous ! Une fois j’ai vu un type abattu par un peloton de mitrailleuses, dans le sud, ça doit faire la même chose… Cinq cents, sept cents impacts… Plus aucun os entier, une flaque de bouillie… Informe.
Il parlait d’un ton monocorde, d’une voix de médium en transe. Elsy le saisit à l’épaule et le secoua. Jamais elle n’avait rencontré une telle fascination de la mort. Il parut se réveiller. Un tic nerveux agitait sa lèvre inférieure.
— On parlait de quoi ?
— Rien. Il vaut mieux qu’on dorme, et puis tu as sûrement raison : Lew va revenir. Il faudra se servir de lui. J’ai gardé le pistolet d’Irshaw, il est vide mais le type n’en saura rien… Il sera bien forcé de nous emmener avec lui s’il ne veut pas connaître la caresse des dum-dum !
Mais elle n’y croyait pas beaucoup. Ils se séparèrent et s’isolèrent chacun dans l’une des deux chambres habitables. Elsy brancha machinalement la télévision. Elle apprit que l’athlète Mac o’Mac (de son vrai nom Bernard Matthew) avait péri dans un accident de la route. Un peu plus tard elle frissonna en voyant la tête de Cazhel apparaître sur l’écran. À l’ironie cinglante du journaliste, l’officier opposa une morgue ennuyée et se contenta d’annoncer la prochaine liquidation des Vandales : « Ils prennent de plus en plus de risques, conclut-il, donc ils deviennent de plus en plus vulnérables ! C-Q-F-D ! »
Elsy ferma le récepteur. Comment allaient réagir les vedettes actuellement en croisière lorsqu’elles tenteraient de reprendre contact avec Irshaw pour « réenfiler » leurs membres, leurs visages ?
Devant la disparition du banquier ce serait la panique ! Y avait-il une chance pour que l’une d’entre elles connût le chemin du bunker et prévînt la police ? Non, c’était peu vraisemblable, Irshaw n’aurait pas commis une telle faute. Pour être acheminés au centre d’échange, les clients avaient probablement subi un traitement analogue à celui dont elle avait bénéficié la première fois : une piqûre, puis le trou noir… Non, il n’y avait rien à espérer (ou à craindre) de ce côté-là. Rien. Les faits semblaient donner raison à Ulm : il n’y avait qu’à attendre. Attendre de finir déchiquetés…
Elle n’avait pas sommeil, elle avait rarement sommeil à présent. Pour la millième fois elle descendit au rez-de-chaussée, fit l’inventaire du bureau, s’acharna à sonder les murs, à décoller la moquette. Elle paracheva son œuvre en lacérant les fauteuils de cuir mais ne trouva rien. Elle renonça, s’abattit sur un divan en proie à une crise de sanglots et s’endormit, brisée.
*
* *
Vingt-cinq jours passèrent ainsi. Ulm s’était progressivement enfoncé dans un mutisme alimenté de haschich et d’alcool. Les soirs de grande forme il donnait – pour un public invisible – un récital sur son piano imaginaire, un « joint » mal roulé et charbonneux au coin de la bouche.
Elsy avait renoncé à maintenir le contact, elle poursuivait seule le combat, montant la garde dans la salle d’accès, espérant vainement la venue de « M. Lew » les doigts serrés sur la crosse du pistolet vide. Parfois elle se levait, marchait vers le mur et y appliquait son oreille. Depuis quelque temps elle en était certaine : un crépitement lointain habitait l’épaisseur de la muraille. Les dum-dum arrivaient !
Dans la pharmacie des cuisines elle avait trouvé des somnifères dangereux dont l’ingestion irréfléchie s’avérait à tous les coups mortelle. Elle avait fait main basse sur le tube de plastique rouge ; lorsque les insectes seraient tout proches, elle en avalerait le contenu… jusqu’à la dernière pilule.
Elle avait beaucoup maigri ces dernières semaines, la nuit elle avait froid et devait souvent se lever pour se préparer du thé bouillant. Un soir, elle s’endormit quelques secondes, la tête sur la table de fer, fauchée par la fatigue. Quand elle ouvrit les yeux, elle sentit distinctement la chaleur de la bouilloire située à cinquante centimètres de sa main gauche irradier vers sa joue… Elle ne bougea pas, soudain foudroyée par l’évidence. Pendant ce temps la flaque chaude étendait son halo… gagnait son menton, son oreille… La chaleur contaminait progressivement la surface du meuble… Elle faillit hurler d’excitation. Pourquoi n’y avait-elle pas songé plus tôt ? Perdant ses pantoufles elle se hissa en haut de l’escalier, criant le nom d’Ulm. Par bonheur, il était dans une période de relative lucidité, l’arrivée d’Elsy le dressa sur son lit les yeux hors de la tête…
— Nous sommes des idiots ! bredouilla la jeune fille. La solution était là, toute simple, et nous n’y avons pas pensé !
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es shootée, frangine ! Merde, tu as pioché dans ma réserve ou quoi ?
— Tais-toi, écoute ! C’est d’une bêtise ! Un enfant de cinq ans…
— Accouche, j’ai sommeil !
Elle avala sa salive. Elle ne trouvait plus les mots.
— Voilà : tu as un œuf, une poêle à frire. Tu casses l’œuf dans la poêle, tu allumes SOUS la poêle… La chaleur TRAVERSE le fer et cuit l’œuf. C’est fantastique !
— Tu racontes n’importe quoi, tu fais un bad trip ?
— Crétin ! J’ai raison ! Les insectes veulent de la chaleur, une certaine quantité de chaleur. Pour l’obtenir ils frappent, ils creusent. Si tu chauffes le mur, la chaleur va se communiquer à eux, s’additionner à celle des impacts. Ils n’auront donc plus besoin d’autant creuser puisqu’à chaque nouveau choc ils pourront capter une énergie thermique double ou triple de celle qu’ils obtenaient avant par leurs propres moyens…
— Dieu ! Tu veux dire que…
— Oui ! Si nous les aidons à faire le plein de chaleur, nous précipiterons le processus de désagrégation de leur carapace. Ils arrêteront de creuser PLUS TÔT pour entrer sans retard en phase larvaire !
— Dingue ! C’est complètement dingue mais logique ! Nous allons leur servir de couveuse, les contraindre à s’arrêter avant que le bunker ne tombe en ruine !
Il se passa fébrilement les mains sur le visage.
— Mais… Chauffer… Comment ?
— On peut dérégler la climatisation, pulser de l’air chaud nuit et jour, on peut brûler les meubles…
— Ce ne sera pas suffisant, il faut bricoler des résistances, des radiateurs artisanaux, les amener contre le mur et les porter à l’incandescence…
— Il faut commencer par mettre le feu dans chaque chambre, les transformer en autant de fours, la ventilation assurera le tirage.
Ulm la coupa d’un geste.
— Attention ! Si on fait sauter la climatisation on est fichus ! Ce sera l’asphyxie assurée en deux jours !
— Tu préfères les dum-dum ?
— On n’a pas le choix, t’as raison ! Je fonce à la chaufferie…
Il sauta sur la moquette et fila dans l’escalier, maigre et nu. Elsy se jeta sur le lit, le visage dans l’oreiller, gagnée par une irrépressible envie de rire. C’était une idée de folle, Ulm avait raison, mais elle aurait au moins le mérite de les occuper en attendant la mort…
*
* *
Ils agirent sans retard, comme ils l’avaient dit. Pendant que le métis mettait à profit ses connaissances scientifiques pour improviser une série de convecteurs de fortune à partir de pièces métalliques et de tuyaux trouvés dans la chambre de chauffe, Elsy transformait le premier étage en fournaise. Les bouches d’aération tournaient au maximum, aspirant la fumée et la suie avec des rugissements de réacteur. Dégoulinante de sueur, Elsy tisonnait ce bûcher insolite, se cloquant les doigts aux portes brûlantes, jetant dans les flammes tout ce que leur rouge appétit était capable de dévorer. En haut de l’escalier la température atteignait le seuil de l’insoutenable. Elsy courait d’une pièce à l’autre, jouant du pique-feu et de l’extincteur, attisant et éteignant tout à la fois, entretenant l’incendie mais l’empêchant de gagner, de s’étendre. Tous les lambris de la salle d’apparat avaient fini dans la gueule de la fournaise, les rideaux et les tapis également.
Au cours d’une nuit de folie et d’épuisement ils avaient fracassé la rampe de faux ébène, décloué le placage des marches, débité le bureau d’Irshaw en bûchettes… Bientôt il ne resterait plus aucune trace d’occupation, rien qu’un cube de béton gris, nu, sale et noirci. Elsy ne tenait plus debout que par miracle. Ses cheveux, ses cils avaient roussi, la peau de son visage et de ses mains était horriblement sensible. Depuis maintenant une dizaine d’heures ils respiraient un air nauséabond où flottaient des flammèches. Deux fois la jeune fille était descendue à la chaufferie consulter le thermomètre rivé à la muraille.
— Ça monte ! exultait son compagnon les mains pleines d’ampoules. Ça monte ! Dès qu’il n’y aura plus rien à brûler j’enclencherai le chauffage. Côté énergie rien à craindre, on est sur batterie nucléaire. Je pense qu’on pourra assurer une température constante de quatre-vingt-dix degrés, j’ai bricolé le thermorégulateur et mis « out » les systèmes de sécurité. Il faudra se replier dans la salle d’accès, j’espère que la chaudière va tenir…
Elsy lui tapa sur l’épaule et regagna le brasier. À quelle distance se trouvaient désormais les insectes ? Deux mètres cinquante ? Trois mètres ? Guère plus de toute façon. Vers midi le bûcher rendit ses derniers feux. Elle se replia au rez-de-chaussée. Ulm achevait de stocker des bidons d’eau dans la salle d’accès.
— On fera une première chauffe d’une dizaine d’heures, expliqua-t-il, après il faudra mettre la pédale douce, sinon les canalisations vont péter et les joints fondre. Une fois la chaudière grillée ce sera fichu… Tu es prête ?
Elle baissa affirmativement les paupières. Son corps n’était plus que fièvre, sueur et cloques. Elle se laissa tomber sur le sol, remarqua un paquet de draps mouillés. Ne pouvant résister, elle se mit nue et s’enroula dans l’un des suaires trempés.
— T’es folle ! hurla le garçon qui revenait de la chambre de chauffe, tu vas attraper la crève !
Ils passèrent les dix heures qui suivirent dans l’hébétude la plus complète, baignés de sueur. Ils dégageaient tous deux une effroyable odeur d’acide acétique mais ils n’avaient ni l’un ni l’autre assez de lucidité pour s’en trouver incommodés.
— Le pied, observa soudain Ulm, ce serait de creuser le béton armé, de mettre la main sur l’armature d’acier qui le sous-tend, de l’électrifier et de s’en servir comme d’une résistance pour chauffer la muraille de l’intérieur, tu piges ?
Elsy hocha distraitement la tête, il lui semblait qu’elle se dissolvait à la manière d’un morceau de sucre dans une tasse de café bouillant. Les dum-dum pouvaient bien venir, elle aurait fondu avant !
Dans la soirée, Ulm – alerté par les grincements inquiétants de la tuyauterie – s’enveloppa dans un drap et traversa le hall en courant. Le thermomètre affichait quatre-vingt-quatorze degrés Celsius, il faillit tomber, la respiration bloquée par le souffle d’enfer. À demi inconsciente, Elsy suivit d’un œil fou les évolutions de ce fantôme dont la robe séchait un peu plus à chaque pas. Elle finit par s’évanouir. Lorsqu’elle reprit conscience le métis lui bassinait le visage à l’aide d’un chiffon crasseux. Il était lui-même brûlé superficiellement sur tout le corps et sa peau pelait comme à la suite d’un gigantesque coup de soleil.
— La soufflerie ne tiendra pas, chuchota-t-il, j’ai dû réduire à soixante-dix, tous les revêtements sont en train de fondre, les murs sont bouillants…
— Les dum-dum ? balbutia Elsy. Ils sont à combien ?
— Aucune idée, les bouches de ventilation font trop de bruit. J’ai essayé de calculer la déperdition de chaleur en fonction de l’épaisseur de la paroi mais je m’embrouille les pinceaux. Cette nuit j’essaierai de me servir du cadre métallique inclus dans le béton comme d’une résistance. Si je peux le porter au rouge une heure seulement ! J’ai trouvé une perceuse et une pioche dans la chaufferie, j’ai ménagé deux accès… Si ça foire c’est le court-circuit immédiat… et l’asphyxie. Tu veux que je tente le coup quand même ?
Elsy eut un geste désabusé.
— Qu’est-ce qu’on risque maintenant ? Si mon idée était idiote, les dum-dum ont poursuivi leur avance à la même vitesse que par le passé et ils seront là au plus tard dans deux ou trois jours… Qu’est-ce que je raconte ? Peut-être même demain !
— Okay, ça marche.
Ils s’emmaillotèrent dans les draps ruisselants et sprintèrent vers le local de chauffe. Elsy crut que son cœur allait éclater sous l’effort, l’air semblait dépourvu du moindre atome d’oxygène, son épaisseur brûlante était insupportable, elle avait l’impression de nager dans une bassine de colle en ébullition.
— J’ai tout préparé, haleta son compagnon, il y a une torche électrique au cas où le générateur sauterait, prends-la, et la pioche aussi.
Il manœuvra un levier, isola un circuit. Deux énormes câbles couraient sur le sol, il les approcha chacun d’une cavité creusée dans la muraille et les raccorda au treillis métallique noyé dans le béton.
— Attention, murmura-t-il, recule…
S’écartant de la masse du générateur il rabaissa brutalement le levier. Une stridence insoutenable leur vrilla aussitôt dans les oreilles et Elsy vit les tiges d’acier prisonnières de l’épaisseur de la muraille virer au rouge, puis blanchir jusqu’à atteindre la clarté d’une rampe de néon. Le revêtement des câbles se mit à fondre en grésillant, il y eut un claquement et le générateur vomit une gerbe d’étincelles qui fusa à l’horizontale.
— Dehors ! hurla le garçon. Dehors ! Vite !
Un peu partout des circuits fondaient en crépitant, des consoles explosaient au milieu d’éclairs bleuâtres. La stridence augmentait sans cesse, ponctuée par l’embrasement des multiples boîtes de connexions. Les fils à gaines multicolores se liquéfiaient, couvrant les murs de bavures arc-en-ciel. Enfin le générateur trembla sur son socle, annonçant la convulsion finale. Ulm se jeta sur Elsy, la poussant dans le hall. À l’instant même la lumière s’éteignit dans tout le bâtiment et un son creux, épouvantable, s’éleva de la chaufferie comme le râle d’agonie d’un orgue de cathédrale frappé à mort.
Le silence succéda aux soubresauts mécaniques, un silence épais, mortel, que ne troublait même plus le bruit des souffleries.
— Cette fois c’est fini, observa le jeune homme, on a flingué la centrale, plus de courant ! Et qui dit plus de courant dit plus d’air conditionné… Donc : asphyxie. Mais ça a sacrément chauffé, t’as vu ça ? Les dum-dum ont dû drôlement se régaler ! Et maintenant ?
Elsy chercha l’escalier à tâtons.
— On va ausculter le mur dès qu’il sera refroidi. Si les insectes sont partis, on se mettra à creuser vers l’extérieur. Ce sera facile, quelle peut être à présent l’épaisseur de la cloison ? Cinquante centimètres ? Soixante ? Dès qu’on aura percé un trou, si petit soit-il, l’air entrera, alors on pourra attendre et aviser…
— Okay, je te suis. Allume.
Ils escaladèrent les marches et se ruèrent à l’étage.
Une fois en haut ils durent hélas patienter une bonne heure avant de pouvoir appliquer l’oreille contre la paroi.
— Ou ces foutues souffleries m’ont rendu sourd, observa Ulm, ou les dum-dum ont cessé de creuser… Bon sang ! Je n’ose pas y croire !
Elsy tenta de répondre, mais sa gorge nouée lui refusa tout concours. Ainsi ils avaient réussi ! Réussi !
— J’y vais ! exulta le garçon. Faut pas attendre d’être complètement cyanosé !
Dans la lueur tremblante de la torche, Elsy le vit brandir la pioche au-dessus de sa tête, l’abattre… Au premier coup, la pointe de l’outil traversa la muraille, laissant entrer la lumière du soleil ainsi qu’une aigre senteur d’herbe. Ulm se retourna, blême.
— Oh ! Dis ! Tu as vu ? Il ne restait plus que trois ou quatre centimètres ! Ils étaient là, tout près ! Ils allaient nous…
Elsy lui ferma la bouche d’un baiser maladroit. Ils demeurèrent ainsi un long moment, accrochés l’un à l’autre, nus, sales, pitoyables avec leur peau pelée et leurs cheveux roussis dans le vent frais de l’extérieur qui hérissait leurs corps de frissons.